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Galice – Espagne / décembre 1992.

LES TORÉROS DE LA MER OU LES MERCENAIRES DE L’ÉCUME.

Ils sont les pêcheurs héroïques de la côte de la mort.

  Défiant les fureurs de l’océan, suspendus à la vie par une corde, ils arrachent à la roche leur salaire de la peur : le « percebe », un crustacé en forme de doigts qui pousse au flanc des falaises de Galice.

  Ils s’appellent Evaristo , Chucho, Anselmo, Juan et Manolo : tous ont perdu un ami ou un frère dans le corps à corps dantesque qu’ils livrent avec l’océan.

   Voilà une heure que la barque a quitté le port galicien de Malpica, en direction es îles Sisargas. A bord, cinq hommes se concentrent sur le combat qu’ils s’apprêtent à livrer avec la mer. Tous ont en tête l’image d ‘un ami ou d’un frère que la fureur de l’océan a arraché à la vie : une vague énorme et rugissante surgie du néant, des cris dispersés par le vent, l’écume qui monte à la falaise, puis le ressac et de nouveau, les flots apaisés dans un silence de mort.

  Pour l’heure, l’océan atlantique s’est calmé et le vent, qui soufflait en rafales ces derniers jours, est tombé. La pêche aux percebes, crustacés appelés pouces-pieds en France, sera bonne. Evaristo débarque le premier. Pour les vingt-quatre pêcheurs professionnels de la région, il est le maître incontesté. Celui qui a récolté douze kilos de percebes en trois heures ; une légende !

  Manolo, Chucho, Anselmo et Juan le suivent. Sans jamais vaciller ni sembler fournir le moindre effort, ils sautent d’un rocher à l’autre, se déplacent souplement sur la dentelle de granit brun. Parfois le roc à vif n’offre que peu e prise, mais ce chemin, ils le connaissent par cœur pour le parcourir de nuit, à la lueur de la lune, lorsqu’ils viennent pêcher en furtivos, à l’insu des garde-côtes.

  Parvenus en haut du promontoire, les pêcheurs entament un long conciliabule technique, évaluant le sens du vent, la force des vagues, avant de choisir le terrain de chasse du jour.

  Par besoin d‘oxygène, les pouces-pieds se développent là où la mer est la plus démontée, le vent le plus furieux, la marée la plus sournoise. Leur goût est très iodé, leur capture est à risque c’est ce qui justifie leur prix (jusqu’à deux cents euros le kilogramme).

L’heure est maintenant venue de défier la mer.

AVEC FUREUR, LES VAGUES SE FRACASSENT SUR LES FLANCS DU ROCHER…

  Evaristo et Chucho s’attachent une corde à la taille et, maintenus par Manolo et Anselmo, ils descendent en rappel le long de la falaise ; Juan, lui surveille la manœuvre : toutes les sept ou huit minutes, trois grosses vagues viennent se fracasser sur les flancs du rocher.  

   De leur « ferrada », un pique métallique, Evaristo et Chucho frappent la pierre comme des damnés. Des étincelles jaillissent de la pointe aiguisée et, à chaque claquement sec du métal, une grappe de pouces-pieds se détache, que les deux hommes enfouissent dans leur besace. 

  Soudain, les guetteurs s’agitent. « Arriba, arriba !» crient-ils aux pêcheurs en tirant sur la corde. D‘un coup d‘œil, ces derniers évaluent la menace et, la méprisant, frappent, frappent, et frappent encore. La vague ressemble maintenant à une muraille crénelée d’une écume blanchâtre. Les deux hommes cèdent enfin, et vifs comme des araignées, escaladent la falaise. La vague s’écrase alors dans un fracas assourdissant, l’écume jaillit de toutes parts, se répand dans les moindres interstices de la roche. Evaristo et Chucho, mouillés jusqu’aux os, émergent enfin du tumulte. Ils lèvent le pouce en signe de victoire et redescendent sans souffler.

  Pendant deux heures, leur corps à corps avec la puissance et la violence des vagues se répétera. Avec la montée de la marée, la menace se fait plus pressante, plus précise. Et de nouveau, une falaise d ‘eau arrive, Evaristo avertit Chucho qui tente e se replier au plus vite. Trop tard ! La vague lui tombe dessus, sa tête heurte le rocher, il s’évanouit. Lorsqu’il rouvre les yeux, c’est pour entrevoir une autre vague se dresser face à lui, verte, colossale, majestueuse. Tiré par ses camarades, et dans un ultime effort, Chucho parvient à se mettre à l’abri, encore une fois.

  Il est temps de mettre un terme au défi, la pêche a été fructueuse. Elle rapportera à chacun environ mille euros. Ce soir, dans la chaleur d‘un bar à tapas de Malpica, attablés autour d ‘une bouteille de Ribeiro, les cinq hommes raconteront leurs exploits  du jour à ceux restés à terre. Puis chacun repartira, avec en poche, son salaire de la peur.

Texte de Pierre Ausseill, photographies de Thierry Prat pour l’agence Sygma Paris.

Reportage photo argentique.

Thierry Prat
Publication
12.1982

Categorie

Reportage

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